" J'ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j'entends le triomphe de l'individualité, tant sur l'autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d'asservir la minorité à la majorité »
Benjamin Constant, Mélanges de littérature et de politique, préface, 1829
Faut-il porter un pull sur les épaules pour être libéral ?
C’est la question que je me pose ce jour d’automne 1995, dans la grande salle de l’Université catholique de Lille où j’assiste à ma première réunion politique, celle d’Alain Madelin. Le héraut libéral Français y est venu présenter son dernier livre, « Quand les autruches relèveront la tête », quelques mois après son « départ » du gouvernement Juppé et une parenthèse libérale de 101 jours à la tête du Ministère de l’économie et des finances.
J’ai 19 ans, je viens d’être reçue à Science-po Lille, j’ai quitté Paris, blessée par des attentats meurtriers et je m’installe dans la cité de la Déesse. Je tombe amoureuse du Nord, définitivement.
Quelques mois plus tôt, j’ai voté pour la première fois, avec enthousiasme, pour Jacques Chirac. Ma première élection présidentielle, mon premier bulletin glissé dans l’urne : tel un amour de jeunesse, il ne s’oublie pas, aucun après lui ne me procurera autant d’émotions, à la fois simples et fortes. A l’époque, je suis chiraquienne. Je le suis pour des raisons familiales, je viens d’une famille gaulliste et de droite qui ne s’est jamais remise de l’élection de Mitterrand. Et je le suis aussi pour des raisons sentimentales, c’est en regardant à la télé les débats des législatives de 1986, que je découvre Chirac et avec lui ma passion pour la politique et le débat d’idées qui me fait demander à ma mère : « maman, il faut faire quoi pour faire comme les Messieurs à la télé » ?
Chez Chirac, j’aime ce qui pour moi est la plus précieuse des qualités d’un Président des Français, la capacité presque animale à tisser un lien sentimental avec eux. Et puis, j’aime la bière, le mot couilles, palabrer au bistrot avec les gens, la fracture sociale et bien sûr, les perdants magnifiques.
A science-po, je découvre l’effervescence militante des étudiants. Je l’observe de loin, car si la politique me passionne, je n’ai jamais été militante, j’ai trop le gout de la contradiction et de la libre expression.
Cet été-là, un autre s’est aussi montré un peu trop libre dans son expression, c’est le nouveau ministre de l’Économie et des Finances, Alain Madelin. « L’ultra-libéral, l’iconoclaste, dont la provocation constitue une constante du parcours politique » s’est fait mettre à la porte du gouvernement, la faute aux retraites, déjà.
En 1995, Alain Madelin est l’un des premiers à soutenir Chirac, apportant sa caution libérale à un candidat qui ne l’est pas tant que cela, mais qui semble prêt à bousculer le système. Bousculer, provoquer, libérer les énergies, Alain Madelin n’aime rien tant que cela. Et c’est précisément cela, bien plus que les idées qu’il défend ce jour-là devant les jeunes bien peignés de « la catho », qui font de lui, à mes yeux, un libéral. C’est en l’écoutant, assise au fond de la salle, que je trouve ma famille politique : celle des électrons libres, des iconoclastes et des indépendants, celle des agents de changement, des ingérables, des résistants et de tous ceux qui continuent de vouloir la révolution « des libertés individuelles », celle des Lumières, de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, celle du 4 août, celle de l’abolition de l’esclavage, celle de la 1ère de nos République.
Je ne porte pas mon pull sur les épaules, je suis rarement bien peignée et je suis une fille. Je suis aussi une ancienne « prolote », qui pense qu’avant de disserter sur la liberté en économie dans les amphithéâtres, il faut d’abord s’atteler à la conquérir dans la « vraie » vie, au pieds des tours et au fond du porte-monnaie. Sur le papier, je n’ai pas le profil du « libéral type ». Et pourtant, malgré le gouffre sociologique que je perçois entre mon parcours et celui de l’assemblée présente, à cet instant, je me sens profondément, philosophiquement et intimement libérale. Ce jour de 1995, je trouve donc ma famille politique en même temps que j’en comprends tout le tragique : le libéralisme avant d’être une philosophie politique, économique ou juridique est d’abord une ontologie, une manière d’être, de penser et d’agir.
Et celle-ci, clairement ne semble pas prédisposer ses hérauts à l’exercice durable du pouvoir. Ce qui, il faut bien l’avouer, pose un problème lorsque que l’on veut comme Alain Madelin et d’autres, avant et après lui, passer « des idées aux actions ». Mais voilà, être libéral, c’est aussi avoir le goût de la contradiction, alors je m’engage sur la voie, assume mon destin d’électron libre et d’« ingérable » et construit ma déclinaison singulière du libéralisme, histoire de sublimer cette pulsion de liberté qui m’anime depuis toujours. Il se passera plus de 20 ans, avant que je ne me décide à défendre les idées libérales dans l’arène politique, avant cela, la vie me fera le cadeau d’exercer pendant 15 années le plus beaux des métiers pour les esprits libres : celui de scientifique et d’enseignante. Mais le combat reste le même, permettre à chacun, à chaque individu, d’exercer sa liberté, avec toute l’autonomie qu’elle exige et la responsabilité qu’elle- implique.
25 années se passent.
Ce soir de juin 2021, c’est la « grande soirée des libéraux » à deux pas de la place de Clichy. A l’initiative de l’association des étudiants libéraux, Students for Liberty, sont réunis toutes les figures de la petite famille libérale Française, ou du moins ce qu’il en reste au temps des libertés confinées par la pandémie.
En découvrant l’assemblée présente, composée d’une majorité de jeunes hommes bien mis, je souris et je repense à cette réunion publique de 1995. Rien n’a changé, le libéralisme est toujours un gros mot en France, les libéraux Français sont toujours en (des)ordre dispersé et les jeunes hommes bien peignés, mais cette fois-ci, je ne suis pas dans le public, mais parmi les trois femmes invitées à prendre la parole pour partager leur « vision du libéralisme », juste après la philosophe Monique Canto-Sperber et la chef d’entreprise Virginie Calmels. Je suis la seule élue de la soirée.
Peu de politiques se revendiquent libéraux en 2021, quant à moi mon coming-out est définitivement achevé : quelques semaines plus tôt Le Point a brossé un portrait de ma pomme en « vigie libérale de Macron » me décrivant comme un « électron libre », « iconoclaste », « voix discordante ». Il semble bien qu’en 25 ans je n’ai pas trahi l’esprit de ma famille !
Ce soir-là, je commence comme à mon habitude par un trait d’ironie, moquant cette réunion non mixte, et invitant l’assemblée à ne plus s’effrayer d’associer les mots femme et liberté ! Ce que je partage, notamment avec les jeunes présents, est précisément ce que j’ai compris 25 ans plus tôt : être libéral, ce n’est pas (que) porter un pull sur les épaules, placer une citation obscure de Frédéric Bastiat dans une phrase, vouer un culte secret à Margareth Thatcher, disserter de l’efficience du marché dans un colloque à Dauphine ou encore écrire une tribune dans Le Figaro sur le déficit des comptes publics. Et parce que l’on ne m’a donné que 5 minutes pour convaincre cette masculine assemblée, tout juste remise de ma blague féministe, je fais court.
On reconnait, selon moi, le libéral à deux obsessions majeures et complémentaires: la première est un attachement viscéral à l’individu et une confiance placée dans sa conscience, sa liberté et sa responsabilité ; la seconde est une vigilance instinctive face à l’excès voire l’abus de pouvoir, notamment celui de l’Etat, qui viendrait à menacer les libertés individuelles.
Mais on reconnait aussi le libéral à sa tournure d’esprit et son attitude face à la vie dis-je : avant que d’être libéral sur le plan philosophique, politique ou économique, il est d’abord un homme ou une femme libre, désireux de sa propre liberté et soucieux de celle des autres. Car peu nous importe finalement ce soir-là de définir ce qu’est le libéralisme. C’est là un enjeu d’académiques, et je ne le suis plus désormais après 15 ans de bons et loyaux services rendus à la science. L’important c’est de comprendre ce que signifie concrètement, au quotidien, être libéral et surtout, surtout, d’agir pour les libertés dans une société qui perd le gout de la démocratie.
Être libéral aujourd’hui, conclue-je, avec une touche d’exotisme intellectuel, est moins une position ou une conviction politique, qu’une manière de penser et d’agir singulière, c’est un art martial, un tao : une voie.
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