Valerie Petit
"Le modèle multiculturaliste s'est imposé comme seule grille de lecture"
Dernière mise à jour : 5 juil. 2022
Entretien donné au journal Le Point le 27 octobre 2020
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ENTRETIEN. La députée Agir ensemble du Nord, Valérie Petit, dénonce la dérive du monde universitaire et militant qui a abandonné la défense du modèle universaliste.
Deux associations menacées de dissolution au lendemain de l'attentat qui a coûté la vie à un enseignant, voilà une réponse politique pour le moins inhabituelle. Si ces structures n'étaient pas liées aux faits, l'exécutif considère qu'elles assuraient la promotion d'un islamisme politique dont l'idéologie imprègne les terroristes qui sévissent en France depuis quelques mois (Romans-sur-Isère, locaux de Charlie Hebdo, Conflans-Sainte-Honorine). Ces associations défendaient un modèle particulariste de lutte contre les discriminations, à rebours de la conception universaliste de lutte en matière de droits historiquement portée par la gauche. Comment ce revirement militant s'est-il opéré et la gauche de la gauche a-t-elle compris la contradiction dans laquelle elle s'engageait en soutenant ces associations ? Pour Valérie Petit, députée du Nord et enseignante-chercheuse spécialiste des questions de pouvoir et de décision, les concepts universitaires autour de l'intersectionnalité négligent la dimension « performative » qu'ils possèdent, c'est-à-dire leur capacité à faire advenir les situations caricaturales qu'ils décrivent. Membre de la commission des Finances, la députée initialement élue sous l'étiquette LREM a rejoint le groupe Agir ensemble en janvier dernier. Elle soutient la démarche du ministre Jean-Michel Blanquer qui consiste à ouvrir un débat nécessaire sur le terreau intellectuel qui affaiblit le modèle républicain. Pour elle, il est important de défendre et de promouvoir le modèle universaliste de lutte contre les inégalités.
Le Point : Vous avez travaillé pendant quinze ans sur les questions de diversité et de discriminations, en France et aux États-Unis. Que s'est-il passé pour que nous arrivions à un tel niveau de tensions en France ?
Valérie Petit : Je crois qu'il faut distinguer le « pays réel » du paysage intellectuel. Dans le pays réel, il y a un échec de la République à tenir ses promesses. L'école émancipatrice ne joue pas assez son rôle de formation de citoyens libres et le monde du travail ne lutte pas assez fermement contre les discriminations. Le contrat républicain et sa promesse d'intégration peinent à séduire, d'autant plus que la justice et la police échouent à garantir effectivement les libertés et l'égalité des droits de tous les Français au quotidien. Nous ne sommes plus capables de dire aux Français pourquoi et comment ils auraient raison d'adhérer aux valeurs républicaines aujourd'hui face à des modèles concurrents. Il y a aussi le paysage intellectuel qui se divise. Nous avons vécu un « changement de paradigme » sous l'influence des intellectuels anglo-américains. Le modèle multiculturaliste s'est imposé comme seule puis comme meilleure grille de lecture de l'organisation de nos sociétés accompagnée de nouveaux modèles de lutte pour les droits et contre les discriminations. Le modèle universaliste qui est celui de la France depuis la création de la République s'en est trouvé relégué, puis ringardisé et désormais contesté.
Pour vous, la gauche est passée de la conquête de nouveaux droits pour tous – indépendamment de la question de l'origine ou la religion – à un combat social particulariste cherchant à obtenir des droits spécifiques liés à l'origine ou la religion de chacun. Comment ce revirement s'est-il effectué ?
Il faut comprendre comment se « fabrique » la lutte contre les discriminations. Il est normal qu'au début du combat il y ait un moment « d'entre-soi libérateur » pour prendre conscience et prendre des forces. Mais ensuite deux chemins apparaissent : soit le combat devient partagé par tous, prend de la force et peut devenir une mobilisation positive de la communauté nationale, soit, et c'est ce qui s'est produit avec la « lutte contre l'islamophobie », certains décident de faire émerger une communauté à part pour porter cette lutte. Cette communauté va ensuite s'essentialiser, se doter d'une identité propre et dériver parfois vers des formes de communautarisme et de séparatisme. On passe, dès lors, d'un combat pour l'égalité de tous indépendamment de son origine ou sa religion à un combat pour l'égalité de certains en fonction de son origine ou sa religion. La France, clairement, a échoué sur ce point ; la lutte contre les discriminations basées sur l'origine et la religion est devenue une lutte contre l'islamophobie et a emprunté le second chemin qui fracture aujourd'hui notre communauté nationale.
On a parfois du mal à comprendre comment des recherches universitaires menées sur des questions de classe/genre/race peuvent concourir à renforcer les « conditions intellectuelles du terrorisme ». Vous expliquez que « le territoire intellectuel français » aurait été « ensemencé » par une idéologie complaisante à l'égard des thèses antirépublicaines. Expliquez-nous ce mécanisme.
En parlant de « complicité intellectuelle » du terrorisme, Jean-Michel Blanquer a créé un électrochoc salutaire : il a eu le courage d'ouvrir le débat sur le terreau intellectuel du recul et de la contestation du modèle républicain. Chacun est libre de défendre les idées qu'il souhaite, c'est justement pour la liberté d'expression que nous nous battons. Mais les scientifiques, notamment, doivent aussi questionner leur responsabilité sur la « performativité » de leurs idées, c'est-à-dire les effets concrets entraînés par les idées qu'ils promeuvent. La liberté ne va pas sans responsabilité… Prenons l'exemple des théories issues des gender studies : les théories intersectionnelles offrent une « rationalité », voire une légitimité, à l'action de groupes, souvent anticapitalistes, voire antisystèmes, et dont les positions sont parfois exprimées avec violence. Ces actions relancent la guerre des sexes, remettent en cause des fondements de la République comme la présomption d'innocence ou la mixité et, au final, aboutissent à une fracturation toujours plus grande de notre communauté nationale. Il y a aussi un attrait pour les idées radicales qu'il ne faut pas sous-estimer. C'est un fait, ceux qui défendent des idées modérées en politique comme en science peinent à attirer.
Que faut-il changer à l'université pour mettre un terme à ce système ?
D'abord l'évaluation des chercheurs. Le CNRS les évalue sur leur capacité à être publiés dans des revues majoritairement anglo-américaines, où le paradigme dominant ignore des concepts comme la laïcité, par exemple. Il faut ensuite pousser nos chercheurs dans les comités de lecture des revues internationales, soutenir la création de revues indépendantes et européennes et donner plus de moyens aux programmes de recherche sur la laïcité, la mixité et les différentes stratégies de lutte contre les discriminations, par exemple. Il faut en réalité permettre à nos chercheurs de se libérer du « mainstream » actuel pour nourrir aussi une recherche sur le modèle français et son efficacité.
Personne ne se revendique « islamo-gauchisme » en France… Qui jugez-vous « islamo-gauchiste » aujourd'hui ?
Ceux qui se laissent, consciemment ou inconsciemment, instrumentaliser par l'islamisme politique pour produire des positions politiques et intellectuelles en France. Certains le font par conviction, d'autres par clientélisme politique ou encore par simple conformisme intellectuel. Et, au final, nous avons ce « terreau » propice à la justification et la motivation d'actions plus radicales. Je ne fais pas de procès, je demande que l'on ouvre le débat non pour juger, mais pour que chacun comprenne d'où chacun parle et avec quel dessein. Chacun est libre, mais tout le monde est responsable.
Considérez-vous que les partisans d'un islamisme politique entretiennent un discours de « victimisation » injustifié ?
Il y a des discriminations fortes sur la base de l'origine et de la religion dans notre pays, ça doit être dit et devenir une cause nationale, comme l'égalité femmes-hommes. Aucune autre communauté ne devrait s'en saisir. La majorité et le gouvernement doivent être plus efficaces et convaincants sur ce combat. Sur la stratégie des partisans de l'islamisme politique, je crois qu'ils misent d'abord sur notre culpabilisation : sur les caricatures, j'entends trop souvent qu'il ne faudrait pas « blesser certains ». Stop ! Oui, la liberté entraîne une douleur, celle d'être blessé, heurté par des opinions contraires, et oui, elle entraîne une culpabilité, celle de blesser et de heurter les opinions contraires. Mais la liberté reste la fin ultime de notre République, certains semblent découvrir que cela fait mal et demandent du courage. J'ai envie de leur dire, pour paraphraser Sade, qu'être républicain demande encore un peu d'efforts, en effet.
Comment jugez-vous la campagne menée par la Turquie contre la laïcité et la France « islamophobe » ?
L'hubris et l'opportunisme politique du président turc en ont fait le chef de file d'un mouvement anti-France, et l'incarnation de la montée des démocraties illibérales. Le retour au pays des imams turcs détachés n'y est sans doute pas étranger non plus. Il confond à dessein, combat contre une religion et combat contre un projet politique contraire aux libertés. Le président de la République a rappelé nos valeurs, clairement et fermement. Il assume le combat pour la liberté et agit avec beaucoup de courage. Nous devons également rassurer les musulmans : la République doit les protéger comme elle protège chacun.
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