Tribune publiée dans l'Express le 25 mai 2022
Pour la députée, le monde politique doit s'inspirer du privé, où les plaintes contre un collaborateur sont prises au sérieux indépendamment de la procédure pénale.
"La justice est la seule à pouvoir trancher" a déclaré ce lundi Elisabeth Borne à propos du maintien de Damien Abad au gouvernement après qu'a été rendue publique l'existence de deux plaintes pour viols à son encontre.
Cette phrase, en dépit de son apparente simplicité, ne tranche rien en réalité et surtout pas le noeud gordien qu'est la sanction politique de la violence de certains hommes de pouvoir à l'endroit des femmes, et plus largement de la violence et du sexisme en politique.
Elle entérine plutôt une position devenue intenable : intenable pour les femmes parce qu'elles assistent impuissantes à la défense systématique de leurs agresseurs supposés et doivent subir les traditionnelles stratégies de discrédit qui blessent immanquablement une parole libérée, mais toujours fragile. Intenable pour le gouvernement, parce que de facto, ces affaires entachent sa réputation et ramènent à zéro son crédit en matière de défense des droits des femmes. Intenable pour les auteurs présumés qui se voient contraints d'exercer leurs responsabilités sous l'oeil inquisiteur du tribunal médiatique permanent tandis que leurs familles, bien souvent, se trouvent emportées.
Cette position à l'évidence déraisonnable est pourtant systématiquement tenue par le gouvernement depuis les "jurisprudences Darmanin et Guérini" (cette dernière dans le cas Peyrat). La première a été rappelée par la Première ministre et institue le maintien en poste de l'homme mis en cause tant que n'est pas prononcée une condamnation définitive par un tribunal. La seconde, maladroitement popularisée par le délégué général de LREM, institue une forme de "tribunal de dernière instance des électeurs" qui, à la fin, trancheront (sic) sur la situation dans les urnes.
Dans les deux cas, responsabilités politique et pénale sont confondues et conditionnées l'une à l'autre, exonérant à bon compte les gouvernants de toute décision et sanction politiques assumées.
Alors que faire pour bâtir une position tenable et surtout une solution efficace pour faire reculer les violences et progresser la responsabilité politique ?
Pour y répondre, opérons un détour productif par le monde de l'entreprise et du... droit commun, auquel la France, pays du droit public, aime à faire exception.
Si la majorité était une entreprise
Nous voici transportés dans un monde où les relations de travail, les liens de subordination et les comportements professionnels sont régis par le code du travail, dont le DRH est le premier garant et la Direction générale la première responsable ; un monde où les intérêts des employeurs comme des salariés sont représentés et défendus par des syndicats ; un monde de règles et de contrats, où les fautes professionnelles font l'objet de procédures de médiation et de sanctions disciplinaires (jusqu'au licenciement) et sont jugées par une justice professionnelle dédiée, complémentaire de la justice pénale.
Imaginons ainsi un instant que la majorité présidentielle soit une entreprise, dont Elisabeth B. serait la directrice générale, Damien A. le nouveau membre recruté du comité de direction, Stanislas G. le DRH. Aurélien P. serait quant à lui l'ancien DRH du précédent employeur de Damien A. Que se serait-il passé ?
D'abord, Stanislas G., informé de plaintes déposées contre sa future recrue, aurait immédiatement alerté sa direction juridique et sa directrice générale. Il aurait ensuite pris le temps de demander des références à l'ancien employeur de Damien A. et, face à la confirmation éventuelle par celui-ci de comportements inappropriés avec les femmes, aurait sans doute suspendu le recrutement. Imaginons cependant, que les compétences de la nouvelle recrue soient à ce point stratégiques pour l'entreprise que la direction passe outre et embauche son nouveau directeur, assumant le risque juridique associé. Quelques jours plus tard, la révélation des faits par la presse vient porter un tel préjudice à la réputation de l'entreprise que celle-ci procède immédiatement et légitimement au licenciement pour "faute professionnelle" de son nouveau salarié. Elle ne dit pas qu'il est coupable, elle dit qu'il lui porte préjudice.
Ajoutons, que même s'ils ont été commis hors de l'entreprise, les "comportements inappropriés" à l'endroit de collègues de travail de Damien A., s'ils sont avérés, sont évoqués dans les motifs de licenciement retenus car survenus au moyen de la mobilisation de son autorité professionnelle. Renvoi de Damien A. qui bien sûr pourra contester la sanction devant un tribunal des prud'hommes où il sera assisté d'un avocat et soutenu par son représentant syndical. Et si l'entreprise a abusé de son pouvoir, il sera réintégré. Quant à l'histoire pénale, elle se poursuit indépendamment, avec une possible réouverture des enquêtes et d'éventuelles condamnations.
Bienvenue dans le monde de l'entreprise qui ne souffre pas d'exception, y compris pour les dépositaires du pouvoir, et où l'employeur est tenu d'agir pour protéger les victimes présumées de violences sans attendre une décision de justice ! Dans ce monde, le nœud gordien est tranché : Si Damien A. est renvoyé, c'est parce qu'il n'est pas en mesure d'exercer ses responsabilités professionnelles sans mettre en péril et l'entreprise (principe de réputation) et les femmes avec qui il y interagit (principe de prévention) ; son licenciement ne préjuge en rien de sa culpabilité devant la justice, elle acte juste de son incapacité professionnelle et de la responsabilité de l'entreprise en matière de lutte contre les violences faites aux femmes.
Pour une politique civilisée
Mais la politique n'est pas l'entreprise. Malheureusement. Et vient le moment de révéler le secret honteux de celle-ci, que trop de femmes et nombre d'hommes connaissent : son coeur est noir et bat violemment au rythme de l'état de nature et de la violence de tous contre tous. Et ce petit monde sauvage, paradoxalement supposé garantir l'état de droit, n'en finit pas de s'en exonérer pour lui-même, laissant se perpétuer une culture de la domination et de la violence, une culture hors sol, à rebours des attentes de la société civile.
C'est la question que nous pose l'affaire Abad, celles qui l'ont précédée et celles qui vont immanquablement suivre : comment sortir la politique de l'état de nature et la rendre plus civile et plus civilisée ?
Pour ce faire, je crois que deux combats restent à mener. Le premier est technique et juridique : il s'agit de rapprocher la politique du droit commun. En premier lieu, il ne peut plus être possible de laisser sans réponse des femmes victimes de comportements sexistes, de harcèlement ou de violences sans voir la responsabilité des leaders de partis engagée. Des comportements qui sont aujourd'hui ignorés ou balayés d'un revers de main par les politiques car, pour reprendre le mot d'un collègue que j'alertais sur de tels comportements dénoncés par l'une de mes collègues : "Non mais ça va, y a pas viol non plus ! ". Non, il n'y a pas viol mais il y a violence, verbale, psychologique, physique en revanche. Et surtout il y a un manquement professionnel grave à l'éthique politique. En second lieu, dans le cas des violences sexuelles, il est urgent de donner une alternative au seul dépôt de plainte : aujourd'hui, le système fait peser sur les épaules des femmes une pression qu'il faut avoir vécue pour ressentir l'abîme d'angoisse et l'espace offert aux pressions extérieures que ce gouffre à franchir représente. Pour ce faire, des procédures d'alerte, de médiation et de sanctions politiques doivent être mises en place sans attendre les décisions de justice : je propose pour ce faire qu'une instance soit créée, adossée au Défenseur des Droits ou à la HATVP et qui, à l'instar d'un juge des prud'hommes d'un ordre professionnel, disposera d'un pouvoir de sanction politique et professionnelle et offrira à la fois une écoute, des procédures de médiation et des actions de prévention dédiées. Ces mesures pourraient être la première pierre d'une réforme audacieuse que porterait notre Première ministre dont on ne peut douter de la sincérité et de l'engagement sur ce point. Mais encore faut-il la soutenir face à certains réflexes fratriarcaux solidement acquis.
Le second combat est culturel : il s'agit ni plus ni moins que de civiliser la politique. Pour cela, il faudra que des leaders politiques courageux mettent fin aux jurisprudences Darmanin et Guerini et que les partis politiques soient mieux organisés pour prévenir et sanctionner les violences.
Si nous ne faisons pas cela, la violence continuera de prévaloir en politique, les femmes continueront d'être en première ligne et, lentement mais sûrement, l'hubris du pouvoir continuera de régner et de déployer ses ailes noires sur la vie politique. Le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument, disait Lord Acton : il est urgent de quitter l'état de nature pour l'état de droit et le véritable contrat social en politique car ce ne sont pas seulement les femmes que l'on violente, c'est la démocratie elle-même.
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