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République, ô ma République, mais pourquoi donc ne m’as-tu pas dit que tu m’aimais ?

Dernière mise à jour : 6 juil. 2022




« République, ô ma République, mais pourquoi donc ne m’as-tu pas dit que tu m’aimais ?”

Abd al Malik, Interview donnée à Télérama, 2015




J’ai 17 ans. Ce matin de décembre 1994, j’ai pris le bus aux heures brumeuses, laissé derrière moi le lycée Jean Vilar de Beauval, pris mon ticket à la gare de Meaux : direction Paris. La capitale si proche et si lointaine à la fois, en 17 ans, je n’ai pas dû m’y rendre plus de trois fois, pour les voyages scolaires à la tour Eiffel. Un métro et quelques arrêts plus tard, me voilà arrivée à destination en plein cœur du 5ème arrondissement, place du Panthéon. Je m’arrête un instant pour contempler le frontispice fameux « Aux grands hommes la Patrie reconnaissante ». Mon imagination républicaine aimerait y voir un signe d’encouragement mais les morts se taisent tandis que je passe mon chemin et me reconcentre sur ma destination finale, la mairie du 5ème arrondissement. Elle accueille ce jour-là « la journée portes ouvertes des classes préparatoires », comprenez le sas d’entrée de la méritocratie républicaine. Car, en France, avant les grands hommes, il y a … les grandes écoles.

Mais à peine le sanctuaire préparationnaire pénétré qu’on me claque brutalement la porte au nez : « Désolée, mais on ne prend pas les gens comme vous » m’explique le videur qui pour l’occasion prend l’apparence d’une dame bien mise, assise derrière une table supportant quelques plaquettes du prestigieux Lycée Janson de Sailly. Elle me rend mon dossier de candidature avec une nonchalance signifiant l’évidence. « Comme moi ? » je demande. « Oui, des gens qui viennent d’où vous venez » me répond-elle avec un sourire crispé. Un peu sonnée, je baisse la tête et m’abime dans la contemplation de ma paire de baskets. Une paire de Nike Air force. Ce sont celles de « l’Amiral », David Robinson, le légendaire pivot de l’équipe des de basket des Spurs, un géant texan de 2,07 m issu du corps des Marines, joueur de basket puis coach de légende, devenu tour à tour patron de fond d’investissement et pasteur évangélique. Comme beaucoup de gosses de cité, je porte ces baskets, chaque jour, avec une forme de fierté existentielle : elles sont pour moi le symbole de l’excellence, du dépassement de soi, d’une vie qui ne se contente pas d’une seule. Mais là, sous les lustres et les boiseries de cette succursale de la République Française, dans le cœur refroidie de la bourgeoisie parisienne, mes baskets fétiches ne disent qu’une chose : « vous n’êtes pas d’ici, alors, rentrez chez vous !». Le même jeu de portes battantes se reproduira une fois, deux fois, dix fois. Henry IV, Louis le Grand, Condorcet, aucun de ces grands hommes ne me témoignera ce jour-là, la moindre reconnaissance patriotique. A la fin de la matinée, je renonce à chercher des signes. Mon dossier scolaire est celui d’une élève brillante, avec un talent pour la philosophie en plus du basket. Mais cela m’explique-t-on, « ne signifie rien pour des gens comme moi ». Et aucune mention au baccalauréat au printemps n’y changera rien, prend-on le soin de me préciser, au cas où chassée par la porte en hiver, j’aurai le culot d’essayer de revenir par la fenêtre à l’été. Le mérite scolaire, je le comprends ce jour-là n’est pas un absolu mais un relatif. Il ne vaut que pour quelques-uns, déjà méritants.

Quand je relève la tête et fixe mon interlocutrice du regard, la fierté a déjà chassé l’humiliation et la colère. Je fourre mon dossier dans mon sac à dos fluo, la remercie avec une politesse qui ne m’est pas coutumière et remonte la rangée des stands vers la sortie, la tête haute. Dehors, l’air est froid. Je pense à ma mère, une femme grande et une grande femme, une immigrée allemande arrivée en France au sortir de la guerre qui dû apprendre le Français et ignorer les préjugés pour devenir, grâce à l’école de la République, son plus fidèle soldat et une enseignante d’exception dans les quartiers dits « sensibles ». Je pense à ma mère qui renouvela à ses enfants la promesse d’intégration et d’émancipation que la République Française avait tenue pour elle. Ce jour-là, ce n’est pas seulement la promesse républicaine d’égalité des chances que ces représentants de l’élite insultent, c’est aussi ma mère. Alors, en repassant devant le tombeau des héros ma réponse à la République tient sur un doigt…pour mon honneur et pour le sien. La République, me dis-je, ne mérite plus ses soldats, mais qu’à cela ne tienne, je décide de l’aimer quand même, en mercenaire. Je m’applique alors à lui arracher tout ce qu’elle a à donner, quand bien même elle me le refuse ou m’ignore. Dans les dix années qui suivent, à force de travail et d’un peu chance, je lui arracherai trois diplômes de grandes écoles et un doctorat avec un certain talent pour le « passage en force » acquis avec le basket de rue ou, plus probablement, un certain esprit de rébellion.

La rage au cœur, mais l’esprit clair, ce jour de décembre, je remonte donc dans mon Paris-Meaux en comptant bien revenir « dans la place ». Ce faisant, je fais le premier pas d’un long voyage, le voyage le plus essentiel de ma vie, à la conquête de ma liberté, de mon émancipation. Pour devenir cette femme libre que j’aspire à devenir, je sais que je vais devoir me battre, arracher ma liberté avec les dents, sans être polie avec la dame. Je sais aussi que ce combat, n’est pas que le mien, il est celui de tous les « assignés à résidence », de tous ceux qui ont l’envie, l’appétit et peut être la folie de vouloir être et devenir librement qui ils sont, en dépit des discriminations et des reproductions, face aux conformismes et aux conservatismes de tout poil. République, ô ma République, mais pourquoi donc ne m’as-tu pas dit que tu m’aimais ? Dans les années qui suivent, je n’aurais de cesse d’arracher ses mots de ta bouche et de te rappeler l’amour que tu dois à tes enfants. C’est un combat solitaire qui s’annonce mais je ne suis pas seule, car en réalité... nous sommes légions.

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